Situation en 1953

Paul Valéry (1871-1945).

Le nom de Paul Valéry domine la production poétique de notre temps. Non que sa carrière de poète ait été, comme celle d'un Gœthe ou d'un Hugo, particulièrement longue, ni son œuvre très abondante. Au contraire, Paul Valéry offre ~un cas assez rare dans les lettres, celui d'un retour tardif à la poésie après un long silence. Né à Sète en 1871, après différents essais qui datent de la fin du XIXe siècle, Paul Valéry s'adonna à de longues méditations sur la philosophie, les mathématiques, et ne revint à la vie littéraire qu'en 1917. Désormais, son succès ne fera que grandir dans l'élite intellectuelle avec La Jeune Parque (1917), Album de vers Anciens (1920) réunissant les poèmes écrits depuis quarante ans, Charmes (1922-1926), recueil qui contient les poèmes les plus célèbres (Cantique des Colonnes, Fragments du Narcisse, La Pythie, Ébauche d'un serpent, Le Cimetière marin). Les Poésies (1930, éd. nouvelle, 1938) groupent en un volume l'ensemble des compositions poétiques de Valéry. Depuis, des fragments nouveaux ont paru dans Tel quel, 2 vol. (1941-43), dans Mélange (1941), où l'on peut lire la Cantate du Narcisse, écrite en 1938.
Paul Valéry médita toute sa vie sur la nature de l'inspiration et sur le langage poétiques. Il a apporté des réponses très personnelles aux questions que nous évoquions plus haut. Pour lui, la poésie se caractérise d'abord par une forme, par un rythme qui s'imposent à l'esprit créateur. Héritier du symbolisme, il a tenté lui aussi de ravir à la musique ses secrets. Mais il ne se rallie pas pourtant à la « poésie pure ». Son art est nourri de pensée. Mallarmé, dont il s'est affirmé le disciple, était encore, à sa manière, un lyrique, ou, comme le disait Victor Hugo, un impressionniste. Il reste bien quelque chose de comparable dans certains poèmes de Valéry; mais, la plupart du temps, c'est
un critique, un philosophe, qui se révèle. La Jeune Parque, la Pythie, le Cimetière marin présentent en raccourci des méditations sur les problèmes de la connaissance, de l'Être, de la conscience, que, depuis les Grecs, les systèmes métaphysiques n'ont cessé d'aborder. Valéry aboutit à une sorte de scepticisme ironique auquel son dernier ouvrage, en prose, au titre caractéristique : Mon Faust (1945), donnera l'expression dramatique.
Cette conception de la poésie pouvait nous ramener simplement au poème philosophique, — un des grands rêves de la littérature française, de Ronsard à Chénier, de Voltaire à Vigny et à Sully-Prudhomme. Mais l'exécution, chez Valéry, n'est pas moins originale que la conception. Imagé, plein de fougue et de couleur, son style échappe au didactisme. D'autre part, sans dédaigner les Romantiques (il a consacré à Hugo, à Vigny, des pages très équitables), Valéry s'abstient des développements surabondants et de l'éloquence. Il poursuit jusqu'à l'extrême limite l'effort, si marqué chez Baudelaire, et surtout chez Mallarmé, pour réaliser un idéal de densité, obtenue au prix du plus obstiné labeur. Chaque poème représente une série de calculs minutieux, qui apparentent le poète moins à l'« alchimiste » qu'au mathématicien et à l'architecte. Les mots sont pesés ; l'artiste tient compte à la fois de leur sens étymologique et dès significations dont les a chargés un si long usage ; les rapports qui unissent les termes entre eux: ne sont pas moins soigneusement étudiés; les images proposent parfois deux ou trois interprétations simultanées. Tous ces caractères font que pour beaucoup de lecteurs, même cultivés, une telle poésie demeure un mystère respecté.
L'impression que l'on ressent à la lecture est d'autant plus mêlée que Valéry, sur ce point encore disciple de Mallarmé, reprend les rythmes habituels du lyrisme, et que l'oreille, sensible à une musique familière, croit d'abord saisir aisément un sens. Dans les poèmes de Charmes, reparaissent le quatrain cher à Théophile Gautier, l'ode de la Pléiade et des siècles classiques. La rime est riche. Les vieux procédés de l'allitération, ne sont pas négligés (Entre les pins palpite....). Mais ce classicisme apparent ne doit pas tromper. Soit cette strophe de l'Ébauche d'un serpent : Soleil! soleil!... Faute éclatante! / Toi qui masques la Mort, Soleil! / Sous l'azur et l'or d'une tente / Où les fleurs tiennent leur conseil, / Par d'impénétrables délices, / Toi, le plus fier de mes complices, / Et de mes pièges le plus haut, / Tu gardes les cœurs de connaître / Que l'univers n'est qu'un défaut / Dans la pureté du Non-Être! — Quiconque goûte la poésie française admirera ce mouvement magnifique. C'est le rythme de Malherbe avec bien plus d'éclat. Mais avouons que la pensée n'est guère accessible à qui n'a pas reçu quelque initiation philosophique, et l'interprétation même des détails est loin d'être sûre. Le Cimetière marin, ode impeccable en strophes de six décasyllabes, a pu être commenté vers par vers à plusieurs reprises (par Alain, G. Cohen...) comme jadis tel poème savant et subtil de Pindare ou des poètes érudits et philosophes du XVIe siècle.
On s'explique que cet art ait séduit au plus haut degré la jeunesse universitaire et l'élite pensante. Jamais la séparation établie par Taine entre poésie de culture et poésie populaire ne fut plus justifiée. Art d'une qualité exceptionnelle. Non exempt de préciosité, il vaut à la fois par sa musique, et par sa dureté, sa pureté de diamant. Une émotion, très intellectuelle, s'en dégage. Oserons-nous dire que les plus belles réussites sont les morceaux où Valéry atteint une audience plus large par la clarté de la pensée et de l'image, qui n'exclut ni la profondeur ni la concision. Ainsi, dans la Jeune Parque, révocation du printemps, celle des larmes
Tendre libation de l'arrière-pensée....
ou celle des morts dans le Cimetière marin, avec ce vers vraiment divin :
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
et tout l'élan final :
Le vent se lève! Il faut tenter de vivre....
Paul Valéry est mort dans une apothéose. Venu en un temps de catastrophes et de misères, il a réalisé le miracle d'une inspiration constamment noble ; il a ressuscité l'alliance toute grecque de la poésie et de la pensée. Il ne s'est préoccupé que des plus hauts problèmes; quand il a jeté ses « regards sur le monde actuel », ce fut pour le juger avec une largeur de vues qui assure à certaines de ses formules un retentissement universel. Son œuvre d'essayiste, dont nous parlerons plus loin, est au moins aussi importante que ses poèmes. Beaucoup plus accessible au public, elle a affermi le prestige de ce grand esprit, en qui la France et le monde entier ont reconnu un de ceux que Barrés appelait « les Maîtres ».

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Les plus grands essayistes de notre temps sont Gide et Valéry. Nous avons dit l'importance de l'œuvre critique de Gide. P. Valéry n'a jamais caché son dédain pour l'histoire littéraire : il estime illusoire et sans intérêt la recherche de la vérité historique. En revanche, il s'est passionné pour l'esthétique. Qu'est-ce au juste qu'une œuvre d'art? Quels rapports entre l'esprit qui conçoit et la création réalisée? Peut-on établir une « poétique »? Autant de questions qui n'ont cessé de le préoccuper. Dès sa jeunesse, son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894) analysait l'acte créateur chez un artiste de génie. La Soirée avec Monsieur Teste (1895), Eupalinos ou l'Architecte (1923), véritable dialogue platonicien, l'Ame et la Danse (1923), Rhumbs (1926), Regards sur le monde actuel (1931, éd. augmentée en 1945) marquent les étapes de ses méditations sur l'art et sur les directions spirituelles de notre temps. Il faut y ajouter un nombre important de fragments, préfaces, conférences, partiellement groupés dans ces recueils souvent remaniés et enrichis : Littérature (1929), A-phorismes (1930), Tel quel (1941-43), Mélange (1941), etc., qui renferment une foule d'aperçus sur les artistes, écrivains ou peintres, sur la technique et la Beauté. Enfin, les cinq séries de Variété (1924-29-36-38-44), son ouvrage capital, rassemblent toutes sortes de jugements (sur Baudelaire, Stendhal, sur la crise de l'esprit, etc.). Valéry s'est montré dans tous ces livres éveilleur d'esprits de premier ordre en même temps que grand prosateur. Ses réflexions sur la nécessité des règles, sur l'impossibilité du vrai absolu en littérature ont été partout citées, commentées, et sont presque devenues d'usage scolaire! Ceux mêmes qui résistent à la poésie de Valéry s'accordent pour admirer la concision, la pureté de sa prose. L'essai tel que l'a conçu Valéry représente peut-être le plus haut degré de la critique.

CH.-M. Des Granges, Histoire de la Littérature Française des origines à nos jours, 46e édition entièrement revue et mise à jour par J. Boudout, Hatier, Paris, 1952