Mystificateur

«19 juin. — […]
- Dans un dîner d'hommes de lettres, quelqu'un a prononcé le nom de Valéry et à ma très grande surprise j'ai vu un écrivain faire la petite bouche et il a dit que les textes de ce poète ne signifiaient pas grand'chose et qu'au fond il ne savait presque rien. Comme je protestais, mon voisin de gauche a murmuré doucement : « Qu'est-ce que vous voyez donc de si beau dans Valéry? - Mais quoi, la beauté de la langue, la musique de certains vers — et il y en a beaucoup... » Il a fait une moue sceptique. « La beauté de la langue, oui, sans doute, mais pour le reste...» Ces opinions confondantes m'ont plongé dans une sorte de stupéfaction. Le mot de mystificateur a circulé. Depuis que je suis revenu à Paris, c'est ce que j'ai entendu dire de plus étonnant. » (Julien Green, Journal 1946-1950, entrée du 19 juin 1949, Plon, 1951)

La Bible de Louvain

« 25 octobre. - A l'abbaye de Solesmes où je compte passer trois jours. Le Père X. m'a parlé du séjour de Paul Valéry à l'abbaye. Le poète a demandé à voir la Bible de Louvain que personne ne connaissait, mais qu'on a fini par trouver à la bibliothèque, et il en a lu tout haut des passages tirés du livre de Job. Malgré quoi on a constaté avec tristesse qu'il ne suivait pas les offices!... J'ai demandé à voir cette fameuse Bible et quelques instants plus tard elle était sur la table de ma cellule. Grand volume in-folio dont les pages en papier robuste tournent avec fracas. La traduction m'a paru très belle, mais d'une beauté quelquefois bizarre, et là où elle a le plus vieilli, elle a mal vieilli. « Le Seigneur ma colloquée au lieu de la pâture », dit non sans prétention la brebis du psaume XXIII. Ailleurs il nous est enjoint d'adorer notre facteur et de chanter ses louanges sur des instruments à cordes. J'ai goûté l'épître dédicatoire à Henri III, écrite dans une langue si riche et si savoureuse que je n'ai pas résisté au plaisir de recopier quelques phrases. L'auteur est bon courtisan : parlant des villes foudroyées par l'Éternel à cause de leur impudicité, il a la délicatesse de ne point nommer la plus fameuse, pour ne pas chagriner Sa Majesté sans doute. » (Julien Green, Journal 1946-1950, entrée du 25 octobre 1947, Plon, 1951)

Edmond Teste et le narrateur de Paludes

« En somme, Teste, c'est une projection de la jeunesse de Valéry, adolescent absolu, extrême, qui, n'ayant pas encore découvert la valeur des conventions humaines, et que l'arbitraire est la seule forme vraie de la nécessité, refusait toute action, fût-elle d'artiste. Comprenez bien, ce n'est pas ici le refus de l'impuissance, c'est le refus de l'excès de puissance. » (André Maurois, Paul Valéry, in De Proust à Camus, Librairie Académique Perrin, 1963)

« Déjà, au moment où j'écrivais Paludes, certains articles ont parlé de la peinture d'un adolescent. Vraiment, je n'ai pas du tout l'impression d'avoir peint un adolescent dans Paludes, mais un homme de n'importe quel âge, et plutôt un homme mûr. A côté du héros de La Tentative amoureuse, par exemple, Luc, ou des héros du Voyage d'Urien, ce héros de Paludes n'a pas d'âge, je ne le vois pas adolescent. » (André Gide, Entretiens avec Jean Amrouche, in André Gide. Qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1987)