Vu par Léon-Paul Fargues


«... Il avait réellement le physique de son esprit. Chez lui rien de trouble, rien de voilé, comme on dit d'un mécanisme qu'il est voilé. Rien de mal exprimé. Tout était clair, tout était vigoureusement dit. Dès le premier jour, il fut pour moi un homme de nerfs et de muscles finement orchestrés...
... Il était petit, mais « il se voyait » comme se voit dans une galerie un tableau célèbre. Mais je ne puis mieux le comparer qu'à une note juste. Il était fait pour comprendre, et il comprenait toujours là où il se trouvait. Et tout, chez lui, était sur le même plan : ainsi, il avait peu de voix et semblait peu destiné à des conférences, presque le contraire de l'orateur. Et cependant, on l'écoutait plus qu'aucun autre, parce que sa voix, au delà des « charmes », si j'ose ce mot après lui, possédait les mêmes vertus que son corps. Elle était la voix d'un homme au fait... Son visage, pourtant aussi riche en significations qu'un palimpseste, aussi frappant que le tronc connu de
quelque arbre centenaire et vénéré, son visage recuit, modelé, raboté, doux, homérique, parisien, méditerranéen, scientifique, savoureux, n'attirait l'attention qu'au bout de quelques minutes, mais je pourrais dire de quelques secondes. On voyait d'abord la silhouette comme furtive, comme prudente dans ses certitudes. Puis l'on s'avisait avec stupeur du commandement de cette silhouette au sommet de la machine admirable. L'œil bleu sous l'arcade sourcilière questionneuse... une fleur de bourrache, disait Anna de Noailles... Une bonne couleur de cheveux tordus par l'orage invisible des années, résistante, électrique, le front un peu fuyant mais bien coffré, la peau du front et des joues parcourue de rails et de chemins, le nez au courant de la vie, paisible et jamais dupe, la moustache posée dru, courte, naguère en pointe, plus tard mieux coupée au ras même de la lèvre supérieure, le menton entre les parenthèses des rides qui descendaient militairement des pommettes... Loin d'être une médaille, c'était bien plutôt le visage de la vie comprise et vaincue par l'idée. Là-dessus, souvent s'ajoutait le monocle, luxe d'enfant, petit fanion de cristal. »
(Léon-Paul Fargue, Le Littéraire, 20 juillet 1946.)