«... Il avait réellement le physique de
son esprit. Chez lui rien de trouble, rien de voilé, comme on dit
d'un mécanisme qu'il est voilé. Rien de mal exprimé. Tout était
clair, tout était vigoureusement dit. Dès le premier jour, il fut
pour moi un homme de nerfs et de muscles finement orchestrés...
... Il était petit, mais « il se
voyait » comme se voit dans une galerie un tableau célèbre. Mais
je ne puis mieux le comparer qu'à une note juste. Il était fait
pour comprendre, et il comprenait toujours là où il se trouvait. Et
tout, chez lui, était sur le même plan : ainsi, il avait peu de
voix et semblait peu destiné à des conférences, presque le
contraire de l'orateur. Et cependant, on l'écoutait plus qu'aucun
autre, parce que sa voix, au delà des « charmes », si j'ose ce mot
après lui, possédait les mêmes vertus que son corps. Elle était
la voix d'un homme au fait... Son visage, pourtant aussi riche en
significations qu'un palimpseste, aussi frappant que le tronc connu
de
quelque arbre centenaire et vénéré,
son visage recuit, modelé, raboté, doux, homérique, parisien,
méditerranéen, scientifique, savoureux, n'attirait l'attention
qu'au bout de quelques minutes, mais je pourrais dire de quelques
secondes. On voyait d'abord la silhouette comme furtive, comme
prudente dans ses certitudes. Puis l'on s'avisait avec stupeur du
commandement de cette silhouette au sommet de la machine admirable.
L'œil bleu sous l'arcade sourcilière questionneuse... une fleur de
bourrache, disait Anna de Noailles... Une bonne couleur de cheveux
tordus par l'orage invisible des années, résistante, électrique,
le front un peu fuyant mais bien coffré, la peau du front et des
joues parcourue de rails et de chemins, le nez au courant de la vie,
paisible et jamais dupe, la moustache posée dru, courte, naguère en
pointe, plus tard mieux coupée au ras même de la lèvre supérieure,
le menton entre les parenthèses des rides qui descendaient
militairement des pommettes... Loin d'être une médaille, c'était
bien plutôt le visage de la vie comprise et vaincue par l'idée.
Là-dessus, souvent s'ajoutait le monocle, luxe d'enfant, petit
fanion de cristal. »
(Léon-Paul Fargue, Le Littéraire, 20 juillet 1946.)