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LA RECEPTION ACADEMIQUE DE M. PAUL VALERY

Jeudi 23 juin 1927.

Pauvre, pauvre Anatole France ! Après avoir vivement convoité l'habit vert, on sait comment il s'était brouillé avec l'Académie. Pendant quinze ans, il n'avait plus remis les pieds chez elle. Et c'est tout juste si, sur la fin de sa vie, certains jours de scrutin, il avait consenti à faire une ou deux brèves apparitions sous la Coupole... Mais, dans l'intervalle, envers ses confrères il ne marquait pas une grande considération et ses propos à leur égard montraient combien il se jugeait au-dessus de la plupart d'entre eux. Pourquoi, d'ailleurs, se serait-il gêné ? De l'Académie, il n'avait plus rien à attendre ni à craindre. Et jusqu'à son dernier jour, il ne cessa de la narguer avec tranquillité... Hélas! c'était compter sans Némésis, qui vient aujourd'hui, à la réception Valéry, de prendre une éclatante revanche.
Car sur cette séance dont je sors, pas l'ombre de doute, pas trente-six mots pour la résumer : ç'a été successivement, dans les deux discours, le sabotage en règle d'Anatole France.

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Outre son grand et précieux talent, un des appoints qui avaient le plus servi la candidature académique de M. Paul Valéry, ç'avait été sa qualité de littérateur. Ses parrains n'avaient pas manqué de faire observer que, pour célébrer la mémoire d'un maître comme France, un écrivain s'imposait. Et l'Académie, malgré d'autres promesses, s'était inclinée devant l'argument.
Aussi, après l'élection de M. Paul Valéry, quelle surprise quand on apprit de sa bouche qu'il n'avait jamais lu une ligne d'Anatole France ! Mais quoi, on lui laisserait temps nécessaire pour se mettre au courant de l'œuvre de son prédécesseur, il y fallait des mois, eh bien ! on les lui donnerait. Ce qui fut fait, sans marchander.
Cependant, après l'audition du discours de M. Paul Valéry, je me demande si c'est à la lecture de l'œuvre de France que le récipiendaire a consacré tant et tant de mois de répit, et, entre nous, je pencherais à croire que c'est à de tout autres occupations qu'il a employé le délai.
Trait caractéristique à l'appui de cette hypothèse : sur les quarante-trois pages que compte son discours, c'est seulement à la quatorzième que M. Paul Valéry s'est décidé à parler de son devancier. On dirait, en outre, que le nom de France brûle sa plume. Une seule fois, au long du discours, vous entendez, une seule fois, M. Paul Valéry se résignera à mentionner le nom de l'auteur de Sylvestre Bonnard. Et tout le reste du temps, il ne le désignera que sous des formes périphrasiques : « Mon illustre prédécesseur, votre confrère, votre illustre confrère. » Enfin, de l'œuvre considérable du maître, il n'analysera nul volume et ne fera que citer le titre de deux de ses ouvrages : L'Histoire Contemporaine et La Vie Littéraire...
Qu'est-ce à dire ? Paresse ? Incompréhension ? Ni l'une ni l'autre ne seraient vraisemblables chez un écrivain aussi scrupuleux que Paul Valéry et chez un cerveau de cette envergure.



Alors ? Alors, c'est bien simple. Le dessous de tout cela, ce n'est que la liquidation d'un vieux litige en suspens entre le symbolisme et le parnassisme, entre la poésie hermétique et la poésie verbale, entre la littérature spirituelle, secrète, absconse et la littérature limpide, aisée et d'accès facile.
L'affaire ne datait pas d'hier. Ses origines remontent à 1890, à l'époque où France, dans sa Vie Littéraire, avait malmené les symbolistes et où Jules Huret, par sa malicieuse Enquête sur l'Evolution Littéraire, avait encore envenimé le désaccord. On pourrait même, poussant plus haut, évoquer le temps où France, secrétaire du comité de lecture du Parnasse Contemporain, faisait impitoyablement exclure du recueil les poésies de Mallarmé. Et voilà tout le secret du discours de M. Paul Valéry. Nous attendions le panégyrique d'Anatole France. Nous avons assisté à un règlement de comptes. Genus irritabile, a-t-on dit des poètes. Mais avant la réception de M. Paul Valéry, qui eût soupçonné la ténacité de leurs ressentiments et la rigueur de leur comptabilité ?
A la lumière de ces remarques, le discours de M. Paul Valéry, qui, de prime abord, pouvait sembler un peu obscur et diffus, nous apparaît comme un modèle de netteté et de composition.
Première partie : tableau de la jeune et hermétique littérature de 1890 en opposition avec le tableau de la littérature industrielle et facile, alors en vogue.
Deuxième partie : portrait de France, écrivain gracieux, superficiel, habile, sceptique, délicat, peu soucieux de pensée profonde, ne visant qu'à fournir ses lecteurs d'idées moyennes et accessibles, butinant sans trêve dans les livres pour en extraire le miel le plus savoureux ou le plus comestible, et ne devant le succès final qu'à l'impeccable pureté de son style.
Troisième partie : esquisse du France critique, empêtré dans le passé, fermé à l'avenir, sourd aux voix du mystère.
Quatrième partie : définition du classicisme qui, par la sévérité de ses règles et la claire perfection de sa forme, donne l'illusion de la profondeur et de l'art.
Assurément, la suprématie absolue que M. Valéry confère ainsi à l'obscurité sur la clarté comporterait bien des réserves. Car s'il est des cas où l'obscurité ne résulte que de la noble ambition d'exprimer l'inexprimable, il en est d'autres où, visiblement, elle n'est que la fille de l'incapacité ou du moindre effort. Et si bien des écrivains clairs ne sont que des benêts, bien des écrivains obscurs ne sont que des cerveaux confus et subalternes.
Néanmoins, sur tous ces problèmes, si vous avez lu les carnets intimes de M. Paul Valéry, — ses Rhumbs, comme il les appelle coquettement, — vous devinez combien le récipiendaire regorgeait d'aperçus ingénieux, vigoureux et parfois neufs. Et rien qu'en puisant dans ses cahiers vous devinez aussi de quels remarquables ou séduisants morceaux il a pu enrichir son discours.
Certains de ces morceaux, comme celui où M. Valéry raille le manque de prescience de la critique ou dépeint notre horreur instinctive de l'irréel et de l'absurde, sont délicieux. D'autres, au contraire, comme ceux qu'il consacre aux cénacles, au plagiat, me sembleraient plus contestables. Car, si utiles que soient ces laboratoires d'études qu'on nomme les cénacles, plus d'un maître a su se passer de leur aide et les a même plutôt suscités que consultés. D'autre part, excuser certains plagiats pour la délicatesse de choix qu'ils témoignent, cela reviendrait à absoudre les cambrioleurs qui, dans une collection, enlèvent les plus belles pièces... Enfin, d'autres passages, sous leur forme raffinée, ne nous apportent guère que des vérités premières telles que : l'homme n'est pas parfait, l'éloge d'un prédécesseur doit être bienveillant sans tomber dans la flagornerie, tout être humain fourmille de contradictions, etc., etc.
Mais ces maximes mêmes, si abordables fussent-elles, perdaient beaucoup à l'audition. Et je ne saurais dissimuler avec quelle difficulté l'assistance, pourtant si favorable au récipiendaire, parut suivre son discours. Les visages de certaines dames, notamment, faisaient peine à voir...
Ah ! qu'en peu d'instants, l'effort cérébral peut vieillir ou défigurer la plus jeune et la plus jolie femme ! Le regard prend un morne reflet. Les mâchoires s'alourdissent. Le ripolin s'évapore. Et au bout de quelques minutes, vous n'avez plus devant vous qu'une créature douloureuse, désemparée, démaquillée, enlaidie presque.
Au cours de son « remerciement », M. Paul Valéry n'avait été interrompu que par de rares applaudissements. Lorsqu'il se tut, les bravos furent encore maigres.
Mais, aussitôt, comme sortant d'un rêve sinon d'un cauchemar, le public, brusquement, se remit à battre des mains, coup sur coup, trois salves d'applaudissements frénétiques. Et ce fut très gentil, très élégant, cet élan qui semblait dire à M. Paul Valéry : « Oui, votre discours a été dur. Souvent, nous n'y avons compris goutte. Mais vous restez quand même pour nous un poète d'élite et nous tenons à vous le signifier. »

O

Ce n'est pas sans quelque appréhension pour l'esprit de Locarno que j'attendais le discours de M. Hanotaux.
Comment, en effet, oublier que, le 25 juillet 1914, dans l'instant même où le comte Berchtold envoyait de Vienne à la Serbie l'ultimatum qui allait déchaîner pour cinq ans la guerre mondiale, M. Hanotaux écrivait : « II paraît bien probable que l'événement tragique de Serajevo ne donnera pas lieu, pour le moment du moins, à une crise internationale. Il faut tenir compte aussi de l'influence du comte Berchtold, qui, depuis le début de la crise, s'exerce certainement dans le sens de la modération. »
Et, songeant au discours de M. Hanotaux, je me disais :
— Pourvu, sapristi ! qu'il ne vienne pas nous déclarer que l'assassinat de Varsovie n'a aucune importance. Car, dans huit jours, ce serait encore la mobilisation générale !
Heureusement, rien n'en a été. Abandonnant les vaticinations politiques, M. Hanotaux s'est strictement borné à des considérations d'ordre littéraire et présentées, il faut le reconnaître, avec beaucoup de bonne grâce et de simplicité.
Pour l'éloge d'un poète de l'importance de M. Paul Valéry, d'autres auraient visé au grand morceau d'esthétique ou de philosophie, définissant les origines littéraires du récipiendaire depuis Malherbe jusqu'à Mallarmé — (qui, soit dit entre parenthèses, me paraît, dans cette séance, avoir été un peu passé au caviar), — marquant les apports de l'auteur de Charmes à la poésie de maintenant, supputant son influence sur celle de demain.
D'autres, négligeant ces ardus problèmes, se seraient complu à décrire et à expliquer la courbe étrange de l'exceptionnelle carrière de M. Paul Valéry : quelques feuillets de début, vingt ans de retraite, puis soudain la montée en fusée vers le succès, la gloire, l'Académie.
Mais la prise de contact avec l'œuvre de M. Paul Valéry avait déjà causé à M. Hanotaux assez de tintouin, sans qu'il s'égarât encore dans toutes ces complications de surcroît. Aussi s'en est-il tranquillement tenu à ce que j'appellerais de l'exégèse confidentielle, nous contant bonnement comment il était venu à la poésie de M. Paul Valéry, le mal de chien qu'il avait eu à y pénétrer et, enfin, la vive satisfaction qu'il éprouvait d'être arrivé à la goûter. Puis, pour les œuvres philosophiques ou historiques de M. Paul Valéry, il a procédé de même, n'hésitant pas à se mettre encore en scène, nous confiant ce qu'il avait bien saisi ou mal déchiffré, ce qui lui plaisait dans ces ouvrages ou ce qu'il y avait moins aimé, et ainsi de suite.
Et je dois avouer que ce mode familier, si insolite fût-il sous la Coupole, a paru rallier toutes les sympathies de l'auditoire. Après tout, pendant qu'on y est, pourquoi, dans les réceptions académiques, ne serait-il question que du défunt et de son successeur, et pourquoi le président de la séance n'aurait-il pas le droit aussi de nous parler un peu de lui ?
Par exemple, où M. Hanotaux a semblé moins heureux, c'est dans ses récitations des vers de Valéry. Disons-le sans détours : il a été franchement détestable. Feu Maubant, dans ses plus mauvais jours.
Pourtant, le public continuait à attendre le tour de France. Avec M. Valéry, à cet égard, il était resté plus que sur sa faim. Avec M. Hanotaux, il espérait plus large pitance.
Ah bien oui ! M. Hanotaux gardait-il une dent à France de ses railleries contre les hommes d'Etat, les politiciens, les professeurs et les diplomates ? Avait-il eu personnellement à pâtir de ses sarcasmes directs ? Toujours est-il que sur les trente pages du discours de M. Hanotaux, savez-vous combien France en a obtenu ? Exactement cinq, dont il convient de défalquer une longue page «impressionniste» sur les quais de la Seine et une autre page de citations, — les deux meilleures, au surplus. Car les autres — si vagues, si froides et répétant tant de traits rebattus qu'on restait stupéfait de la précarité de cette minable aumône à un maître qui, malgré travers, lacunes, faiblesses, n'en demeure pas moins un des plus grands qu'ait abrités la Coupole.
Mais bah ! l'Académie ne manquera pas de vouloir réparer bientôt ce double sabotage et de saisir la première occasion pour confier l'éloge mérité par France à des orateurs mieux appropriés qu'un noble poète mal disposé ou qu'un ex-ministre hors cadres.

FERNAND VANDÉREM.

(Les Annales Politiques et Littéraires. Grande Revue Moderne de la Vie Littéraire paraissant le 1er et le 15 de chaque mois. N° 2289 – 1er juillet 1927.)



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CONFERENCIA
Journal de l'Université des Annales
1er Novembre 1939
N° XXII


LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT
1re PARTIE DE LA CONFÉRENCE DEM. PAUL VALÉRY*
de l'Académie française


*Nous avons divisé en deux parts cette admirable conférence, sur laquelle chacun peut se
recueillir et méditer. La seconde partie paraîtra en tête du prochain numéro. Lorsqu'elle
fut dite par l'éminent poète et philosophe, la leçon fit sensation. Le lecteur retrouvera, en la
lisant, les sentiments fervents et enthousiastes témoignés maintes fois par le public.

faite le 24 mars 1939


MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
C'EST UN SIGNE des temps, et ce n'est pas un très bon signe, qu'il soit nécessaire aujourd'hui, et non seulement nécessaire, mais qu'il soit urgent d'intéresser les esprits au sort de l'Esprit, c'est-à-dire à leur propre sort.
Cette nécessité apparaît, du moins, aux hommes d'un certain âge (un certain âge est malheureusement un âge trop certain) qui ont connu une tout autre époque, qui ont vécu une tout autre vie, qui ont accueilli, qui ont subi, qui ont observé les maux et les biens de l'existence dans un tout autre milieu, dans un monde bien différent.
Ils ont admiré des choses que l'on n'admire presque plus ; ils ont vu vivantes des vérités qui sont à peu près mortes ; ils ont spéculé, en somme, sur des valeurs dont la baisse ou l'effondrement est aussi clair, aussi manifeste et aussi ruineux pour leurs espoirs et leurs croyances, que la baisse ou l'effondrement des titres et des monnaies qu'ils avaient, avec tout le monde, tenus autrefois pour inébranlables.
Ils ont assisté à la ruine de la confiance qu'ils eurent dans l'esprit, confiance qui a été pour eux le fondement et, en quelque sorte, le postulat de leur vie.
Ils ont eu confiance dans l'esprit, mais quel esprit, et qu'entendaient-ils par ce mot ?...
Ce mot est innombrable, puisqu'il évoque la source et la valeur de tous les autres. Mais les hommes dont je parle y attachaient une signification particulière : ils entendaient peut-être, par esprit, cette activité personnelle, mais universelle, activité intérieure, activité extérieure qui donne à la vie, aux forces mêmes de la vie, au monde, et aux réactions qu'excite en nous le monde, un sens et un emploi, une application et un développement d'effort, ou un développement d'action, tout autres que ceux qui sont adaptés au fonctionnement normal de la vie ordinaire, à la seule conservation de l'individu.
Pour bien comprendre ce point, il faut donc entendre par le mot « esprit », la possibilité, le besoin et l'énergie de séparer et de développer les pensées et les actes qui ne sont pas nécessaires au fonctionnement de notre organisme, ou qui ne tendent pas à la meilleure économie de ce fonctionnement.
Car notre être vivant, comme tous les êtres vivants, exige la possession d'une puissance, une puissance de transformation qui s'applique aux choses qui nous entourent.
Cette puissance de transformation se dépense à résoudre les problèmes vitaux que nous impose notre organisme et que nous impose notre milieu.
Nous sommes, avant tout, une organisation de transformation plus ou moins complexe (suivant l'espèce animale), puisque tout ce qui vit est obligé de dépenser et de recevoir de la vie ; il y a échange de modifications entre l'être vivant et son milieu.
Toutefois, cette nécessité vitale satisfaite, une espèce, qui est la nôtre, espèce positivement étrange, croit devoir se créer d'autres besoins et d'autres tâches que celle de conserver la vie ; d'autres échanges la préoccupent, d'autres transformations la sollicitent.
Quelle que soit l'origine, quelle que soit la cause de cette curieuse déviation, l'espèce humaine s'est engagée dans une immense aventure... Aventure dont elle ignore le but, dont elle ignore le ternie, et, même, dont elle croit ignorer les limites.
Elle s'est engagée dans une aventure, et ce que j'appelle Y esprit lui en a fourni à la fois la direction instantanée, l'aiguillon, la pointe, la poussée, l'impulsion, comme il lui a fourni les prétextes et toutes les illusions qu'il faut pour l'action. Ces prétextes et ces illusions ont,d'ailleurs, varié d'âge en âge. La perspective de l'aventure intellectuelle est changeante...
Voilà donc, à peu près, ce que j'ai entendu dire par mes premiers mots.

JE VEUX ENCORE DEMEURER sur ce point quelque peu, pour montrer avec plus de précision comment cette puissance humaine se distingue, pas entièrement, mais se distingue notablement sur bien des points, de la puissance animale qui s'applique à conserver notre vie et est spécialisée dans l'accomplissement de notre cycle habituel de fonctions physiologiques.
Elle s'en distingue ; mais elle lui ressemble, et elle lui est étroitement apparentée. C'est un fait extrêmement important que cette similitude, que j'ai trouvée, à la réflexion, singulièrement féconde en conséquences.
La remarque en est fort simple : il ne faut pas oublier que quoi que nous fassions, quel que soit l'objet de notre action, quel que soit le système d'impressions que nous recevions du monde qui nous entoure et quelles que soient nos réactions, c'est le même organisme qui est chargé de cette mission, le même appareil de relations, qui s'emploie aux deux fonctions que j'ai indiquées, l'utile et l'inutile, l'indispensable et l'arbitraire.
Ce sont les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres, et même, ce sont les mêmes types de signes, les mêmes instruments d'échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques, qui entrent dans les actes les plus indispensables de notre vie, comme ils entrent dans les actes les plus gratuits, les plus conventionnels, les plus somptuaires.
En somme, l'homme n'a pas deux outillages ; il n'en a qu'un seul, et tantôt cet outillage lui sert à la conservation de l'existence, du rythme physiologique ; tantôt, il se dépense aux illusions et aux travaux de notre grande aventure.
Il m'est arrivé souvent, au sujet d'une question toute spéciale, de comparer nos actions, de dire que les mêmes organes, les mêmes muscles, les mêmes nerfs, produisent de la marche aussi bien que de la danse, exactement comme notre faculté du langage nous sert à exprimer nos besoins et nos idées, cependant que les mêmes mots et les mêmes formes peuvent se combiner et produire des œuvres de poésie. Un même mécanisme dans les deux cas est utilisé à deux fins entièrement différentes.
Il est donc naturel, quand on parle des affaires spirituelles (en appelant spirituel tout ce qui est science, art, philosophie, etc.), il est donc naturel, parlant de nos affaires spirituelles et de nos affaires d'ordre pratique, qu'il existe entre elles un parallélisme remarquable, qu'on puisse observer ce parallélisme et, parfois, en déduire quelque enseignement.
On peut simplifier ainsi certaines questions assez difficiles, mettre en évidence la similitude qui existe, à partir des organes d'action et de relation, entre l'activité qu'on peut appeler supérieure et l'activité qu'on peut appeler pratique, ou pragmatique...
D'un côté et de l'autre, puisque ce sont les mêmes organes qui s'emploient, il y a analogie de fonctionnement, correspondance des phases et des conditions dynamiques ; tout cela est d'origine profonde, d'origine substantielle, puisque c'est l'organisme lui-même qui le commande.

TOUT A L'HEURE, je vous disais à quel point les hommes de mon âge sont tristement affectés par l'époque qui se substitue, si promptement et brutalement, à l'époque qu'ils ont connue, et je prononçais, à ce propos, le mot valeur.
J'ai parlé, il me semble, de la baisse et de l'effondrement qui se font sous nos yeux, des valeurs auxquelles nous avions attaché la valeur même de notre vie ; et par ce mot valeur, je rapprochais, dans une même expression, sous un même signe, les valeurs d'ordre matériel et les valeurs d'ordre spirituel.
J'ai dit valeur, et c'est bien cela même dont je veux parler ; c'est le point capital sur lequel je voudrais attirer votre attention.
Nous sommes, aujourd'hui, en présence d'une véritable et gigantesque transmutation de valeurs (pour employer l'expression excellente de Nietzsche), et, en intitulant cette conférence Liberté de l'Esprit, j'ai fait simplement allusion à une de ces valeurs essentielles qui semblent à présent subir le sort des valeurs matérielles.
J'ai donc dit valeur, et je dis qu'il y a une valeur nommée « esprit », comme il y a une valeur pétrole, blé ou or.
J'ai dit valeur, parce qu'il y a appréciation, jugement d'importance, et qu'il y a aussi discussion sur le prix auquel ou est disposé à payer cette valeur : l'esprit.
On peut avoir fait un placement de cette valeur ; on peut la suivre, comme disent les hommes de la Bourse ; on peut observer ses fluctuations, dans je ne sais quelle cote qui est l'opinion générale du monde sur elle.
Ou peut voir, dans cette cote qui est inscrite en toutes les pages des journaux, on peut voir comment elle vient en concurrence, ici et là, avec d'autres valeurs.
Car il y a des valeurs concurrentes. Ce seront, par exemple : la puissance politique, qui n'est pas toujours d'accord avec la valeur esprit, la valeur sécurité sociale et la valeur organisation de l'Etat.
Toutes ces valeurs qui montent et qui baissent constituent le grand marché des affaires humaines. Parmi elles, la malheureuse valeur esprit ne cesse guère de baisser.


LA CONSIDÉRATION de la valeur esprit permet, comme toutes les valeurs, de diviser les hommes, selon la confiance qu'ils mirent en elle.
Il y a des hommes qui ont tout misé sur elle. Tous leurs espoirs, toutes leurs économies de vie, de cœur et de foi, ils les ont mis dans la valeur esprit.
Il en est d'autres qui s'y attachent médiocrement. Pour eux, c'est un placement qui n'a pas grand intérêt, ses fluctuations l'intéressent fort peu.
Il y en a d'autres qui s'en soucient extrêmement peu, ils n'ont pas mis leur argent spirituel là-dedans.
Et enfin, il en est, il faut l'avouer, qui la font baisser de leur mieux.
Vous voyez comme j'emprunte le langage de la Bourse. Il peut paraître étrange, adapté à des choses spirituelles ; mais j'estime qu'il n'y en a point de meilleur, et peut-être qu'il n'y en a pas d'autre, pour exprimer les relations de cette espèce, car l'économie spirituelle comme l'économie matérielle, quand on y réfléchit, se résument l'une et l'autre fort bien dans un simple conflit d'évaluations.
J'ai donc été souvent frappé des analogies qui apparaissent, sans qu'on les sollicite le moins du monde, entre la vie de l'esprit et ses manifestations, et la vie économique et les siennes.
Une fois qu'on a perçu cette similitude, il est presque impossible de ne pas la suivre jusqu'à ses limites.
Dans l'une et l'autre affaire, dans la vie économique comme dans la vie spirituelle, vous trouverez avant tout les mêmes notions de production et de consommation.
Le producteur, dans la vie spirituelle, est un écrivain, un artiste, ,un philosophe, un savant ; le consommateur est un lecteur, un auditeur, un spectateur.
Vous trouverez de même cette notion de valeur que je viens de reprendre, qui est essentielle dans les deux ordres, comme l'est la notion de l'échange, comme l'est celle de l'offre et de la demande.
Tout cela est simple, tout cela s'explique aisément ; ce sont des termes qui ont leur sens aussi bien sur le marché intérieur où chaque esprit dispute, négocie ou transige avec l'esprit des autres, que dans l'univers des intérêts matériels.
D'ailleurs, on peut, des deux côtés, considérer également le travail et le capital ; une civilisation est un capital dont l'accroissement peut se poursuivre pendant des siècles comme celui de certains capitaux, et qui absorbe en lui ses intérêts composés.
Ce parallélisme paraît frappant, à la réflexion ; l'analogie est toute naturelle ; j'irai jusqu'à y voir une véritable identité, et en voici la raison : d'abord, je vous l'ai dit, c'est le même type organique qui intervient sous les noms de production et de réception, — production et réception sont inséparables des échanges ; mais, de plus, tout ce qui est social, c'est tout ce qui résulte des relations entre le grand nombre d'individus, tout ce qui se passe dans le vaste système d'êtres vivants et pensants (plus ou moins pensants), dont chacun se trouve à la fois solidaire de tous les autres, et opposé à tous les autres, unique, quant à soi, mais indiscernable et comme inexistant au sein du nombre.
Voilà le point. Il s'observe et se vérifie aussi bien dans l'ordre pratique que dans l'ordre spirituel. D'un côté, l'individu ; de l'autre, la quantité indistincte et les choses ; par conséquent, la forme générale de ces rapports ne peut être bien différente, qu'il s'agisse de productions, d'échanges ou de consommations de produits pour l'esprit, ou bien de productions, d'échanges ou de consommations de produits dans la vie matérielle.
Comment en serait-il autrement ?... Le même problème se retrouve ; c'est toujours individu et quantité indistincte d'individus qui sont en relation directe ou indirecte, surtout indirecte, parce que, dans le plus grand nombre des cas, c'est indirectement que nous subissons la pression extérieure en matière économique comme en matière spirituelle, et réciproquement, que nous exerçons notre action extérieure sur une quantité indéterminée d'auditeurs ou de spectateurs.
Voilà, par conséquent, une double relation qui s'établit. Du moment qu'il doit y avoir échange, d'une part, tandis que, d'autre part, il y a diversité de besoins, diversité des hommes ; du moment que la singularité des individus, leurs goûts qui sont incommunicables, ou bien leur savoir-faire, leur industrie, leurs talents et leurs idéologies personnelles viennent s'affronter sur un marché, qu'il s'agisse de doctrines ou d'idées, de matières premières ou d'objets manufacturée, la concurrence que ces valeurs individuelles se font compose un équilibre mobile, équilibre qui détermine, pour un instant seulement, les valeurs à cet instant.
De même que telle marchandise vaut tant aujourd'hui, pendant quelques heures, qu'elle est sujette à de brusques fluctuations, ou à des variations très lentes, mais continues ; de même, les valeurs en matière de goût, de doctrines, de style, d'idéal, etc.
Seulement, l'économie de l'esprit nous présente des phénomènes bien plus difficiles à définir, car ils ne sont pas mesurables en général, et ils ne sont pas davantage constatés par des organes ou des institutions spécialisées à cet effet.


II
LE COMMERCE DES ESPRITS

PUISQUE nous en sommes à considérer l'individu en contraste avec ses semblables, nous pouvons bien rappeler ce dicton des Anciens, que des goûts et des couleurs il n'y a pas à disputer. Mais, en fait, c'est tout le contraire ; on ne fait que cela.
Nous passons notre temps à disputer des goûts et des couleurs. On le fait à la Bourse, on le fait dans les innombrables jurys, on le fait dans les académies et il ne peut pas en être autrement ; tout est marchandage dans tous les cas où l'individu, le collectif, le singulier et le pluriel doivent s'affronter l'un l'autre, et chercher soit à s'entendre, soit à se réduire au silence.
Ici, l'analogie que nous suivons est si frappante qu'elle touche à l'identité.
Ainsi, quand je parle d'esprit, je veux désigner à présent un aspect et une propriété de la vie collective ; aspect, propriété aussi réels que la richesse matérielle, aussi précaire, quelquefois, que celle-ci.
Je veux envisager une production, une évaluation, une économie, laquelle est prospère ou non, laquelle est plus ou moins stable, comme l'autre, laquelle se développe ou bien périclite, laquelle a ses forces universelles, a ses institutions, a ses lois propres et qui a aussi ses mystères.
Ne croyez pas que je me plaise à opérer ici une simple comparaison, plus ou moins poétique, et que de l'idée de l'économie matérielle, je passe par de simples artifices rhétoriques à l'économie spirituelle ou intellectuelle.
En réalité, ce serait bien tout le contraire, si l'on voulait y réfléchir. C'est l'esprit qui a commencé, et il ne pouvait pas en être autrement.
C'est le commerce des esprits qui est nécessairement le premier commerce du monde, le premier, celui qui a commencé, celui qui est nécessairement initial, car, avant de troquer les choses, il faut bien que l'on troque des signes et il faut, par conséquent, que l'on institue des signes.
Il n'y a pas de marché, il n'y a pas d'échanges sans langage : le premier instrument de tout trafic, c'est le langage, on peut redire ici (en lui donnant un sens convenablement altéré) la fameuse parole : « Au commencement était le verbe. » Il a bien fallu que le verbe précédât l'acte même, le trafic.
Mais le verbe n'est pas autre chose que l'un des noms les plus précis de ce que j'ai appelé l'esprit. L'esprit et le verbe sont presque synonymes dans bien des emplois. Le terme qui se traduit par verbe, dans la Vulgate, c'est le grec logos, qui veut dire à la fois calcul, raisonnement, parole, discours, connaissance en même temps qu'expression.
Par conséquent, en disant que le verbe coïncide avec l'esprit, je ne crois pas dire une hérésie, — même dans l'ordre linguistique.
D'ailleurs, la moindre réflexion nous rend évident que dans tout commerce il faut bien qu'il y ait d'abord de quoi entamer la conversation, désigner l'objet que l'on doit échanger, montrer ce dont on a besoin ; il faut, par conséquent, quelque chose de sensible, mais ayant puissance intelligible ; et ce quelque chose, c'est ce que j'ai appelé, d'une façon générale, le verbe.

LE COMMERCE DES ESPRITS précède donc le commerce des choses. Je vais montrer qu'il l'accompagne, et de fort près.
Non seulement, il est logiquement nécessaire qu'il en soit ainsi, mais encore cela peut s'établir historiquement. Vous trouverez cette démonstration dans ce fait remarquable que les régions du globe qui ont vu le commerce des choses le plus développé, le plus actif et le plus anciennement établi, sont aussi les régions du globe où la production des valeurs d'esprit, la production des idées, la production des œuvres d'esprit et des ouvrages de l'art, ont été les plus précoces et les plus fécondes et les plus diverses.
J'observe, en outre, que ces régions-là ont été celles où ce qu'on nomme la liberté de l'esprit a été la plus largement accordée, et j'ajoute qu'il ne pouvait pas en être autrement.
Dès que les rapports deviennent plus fréquents, actifs, extrêmement nombreux entre les hommes, il est impossible de maintenir entre eux de très grandes différences, non pas de castes ou de statut, car cette différence peut subsister, mais de compréhension.
La conversation, même entre supérieurs et inférieurs, prend une familiarité et une aisance qui ne se trouvent pas dans les régions où les rapports sont beaucoup moins fréquents ; il est inconnu, par exemple, que dans l'Antiquité, et en particulier à Rome, l'esclave et son patron avaient des rapports tout à fait familiaux, malgré la dureté, la discipline et les atrocités qui pouvaient légalement s'exercer.
Je disais donc que la liberté d'esprit et l'esprit lui-même ont été le plus développés dans les régions où le commerce en même temps se développait. A toute époque, sans exception, toute production intense d'art, d'idées, de valeurs spirituelles, se manifeste en des points remarquables par l'activité économique qui s'y observe. Vous savez que le bassin de la Méditerranée a offert, sous ce rapport, l'exemple le plus frappant et le plus démonstratif.
Ce bassin est, en effet, un lieu en quelque sorte privilégié, prédestiné, providentiellement marqué pour que se produisît sur ses bords et s'établît entre ses rives un commerce des plus actifs.
Il se dessine et se creuse dans la région la plus tempérée du globe ; il offre des facilités toutes particulières à la navigation ; il baigne trois parties du monde très différentes ; et, par conséquent, il attire à lui quantité de races des plus diverses ; il les met en contact, en concurrence, en accord ou en conflit ; il les excite ainsi aux échanges de toute nature. Ce bassin, qui a cette propriété remarquable que, d'un point à tout autre de son contour, on peut aller ou bien par voie de terre en suivant le littoral, ou par la traversée de la mer, a été le théâtre du mélange et des contrastes, pendant des siècles, de familles différentes de l'espèce humaine, s'enrichissant l'une l'autre de leurs expériences de tout ordre.
Là, excitation à l'échange, concurrence vive, concurrence du négoce, concurrence des forces, concurrence des influences, concurrence des religions, concurrence des propagandes, concurrence simultanée des produits matériels et des valeurs spirituelles ; cela ne se distinguait point.


M. PAUL VALÉRY PRONONÇANT 
UNE CONFÉRENCE (Ph. Ecce.)


Le même navire, la même nacelle apportait les marchandises et les dieux, les idées et les procédés.
Combien de choses se sont développées sur les bords de la Méditerranée, par contagion ou par rayonnement ! Ainsi s'est constitué, une sorte de trésor auquel notre culture doit presque tout, au moins dans ses origines ; je puis bien dire ici, comme je l'ai fait ailleurs, que la Méditerranée a été une véritable machine à fabriquer de la civilisation.
(Je ne dirai pas qu'elle devient une machine à détruire la civilisation : nous n'en sommes pas encore là.)
Mais tout cela créait nécessairement de la liberté de l'esprit, tout en créant des affaires.
Nous trouvons donc étroitement associés, sur les bords de la Méditerranée : esprit, culture et commerce.

MAIS voici un autre exemple, moins banal que celui que je viens de vous donner :
Considérez la ligne du Rhin, cette ligne d'eau qui va de Strasbourg à la mer, et observez la vie qui s'est développée sur les bords de cette grande voie fluviale, depuis les premiers siècles de notre ère jusqu'à la guerre de Trente Ans. Tout un système de cités semblables s'établit le long de ce fleuve, qui joue le rôle d'un conducteur comme la Méditerranée, et d'un collecteur. Qu'il s'agisse de Strasbourg, de Cologne ou d'autres villes, jusqu'à la mer, ces agglomérations se constituent dans des conditions analogues et présentent une similitude remarquable dans leur esprit, leurs institutions, leurs fonctions et leur activité à la fois matérielle et intellectuelle.
Ce sont des villes où la prospérité apparaît de bonne heure ; villes de commerçants et de banquiers ; leur système, s'élargissant vers la mer, se relie aux cités industrielles de Flandre, à l'ouest ; aux ports de la Hanse, vers le nord-est.
Là, la richesse matérielle, la richesse spirituelle ou intellectuelle, et la liberté sous forme municipale, s'établissent, se consolident, se fortifient de siècle en siècle. Ce sont des places financièrement puissantes, et ce sont des positions stratégiques de l'esprit. On y trouve à la fois une industrie qui exige des techniciens, de la banque qui exige des calculateurs et des diplomates d'affaires, des gens spécialement voués à l'échange, dans une époque où les moyens d'échange et de circulation étaient assez peu pratiques; mais on y trouve aussi une vitalité artistique, une curiosité érudite, une production de peinture, de musique, de littérature, — en somme, une création et une circulation de Valeurs toute parallèle à l'activité économique des mêmes centres.
C'est là que l'imprimerie s'invente ; de là, elle rayonne sur le monde ; mais c'est sur le bord du fleuve, et comme élément du commerce engendré par ce fleuve, que l'industrie du livre peut se développer et atteindre tout l'espace du monde civilisé.
Je vous ai dit que toutes ces villes présentent de remarquables similitudes dans l'esprit, dans les coutumes et l'organisation intérieure. Elles obtiennent ou achètent une sorte d'autonomie.
La richesse et l'amateur s'y rencontrent ; le connaisseur n'y manque pas. L'esprit, sous forme d'artistes ou d'écrivains ou d'imprimeurs, y peut vivre : il y trouve un terrain des plus favorables.
C'est un terrain de choix pour la culture, qui exige de la liberté et des ressources.
Ainsi, cet ensemble de cités crée le long du fleuve une bande de territoires qui s'épanouissent vers la mer et qui s'opposent aux régions intérieures de l'est et de l'ouest, qui sont, elles, des régions agricoles, des régions qui demeurent longtemps de type féodal.

IL EST BIEN ENTENDU que je vous fais là un exposé des plus sommaires, et qu'il faudrait, pour préciser la vue que je viens d'esquisser, consulter bien des livres et reconstruire toute ma composition d'époque et de lieux. Mais ce que j'en ai dit suffira peut-être à justifier mon opinion sur le parallélisme des développements intellectuels avec le développement commercial, bancaire, industriel des régions méditerranéenne et rhénane.
Ce qu'on appelle le Moyen Age s'est transformé en monde moderne par l'action des échanges, laquelle porte au plus haut point la température de l'esprit. Non pas que ce Moyen Age ait été une
période obscure, comme on l'a dit. Il a ses témoins qui sont de pierre. Mais ces travaux, ces constructions de cathédrales, ces incomparables ouvrages qu'ont élevés ses architectes, et d'abord les Français, sont pour nous de véritables énigmes, si nous nous inquiétons des conditions de leur conception et de leur exécution.
En effet, nous n'avons aucun document qui nous renseigne sur la vraie culture de ces maîtres d'œuvre, qui devaient, cependant, avoir une science très développée pour construire des ouvrages de cette ampleur et de cette extrême hardiesse. Ils ne nous ont laissé ni traités de géométrie, de mécanique, d'architecture, de résistance des matériaux, de perspective, ni plans, ni épures, rien qui nous apporte la moindre clarté sur ce qu'ils savaient.
Une chose, cependant, nous est connue : c'est que ces architectes étaient des nomades. Ils allaient bâtir de ville en ville. Il semble bien qu'ils se transmettaient de personne à personne leurs procédés théoriques et techniques de construction. Il semble que les ouvriers et leurs chefs ou contremaîtres se formaient en des sociétés de compagnons, qui se transmettaient leurs procédés de coupe de pierre et d'appareillage, de charpente ou de serrurerie. Mais nul document écrit ne nous est parvenu sur toutes ces techniques.
Tous ces voyageurs-constructeurs, ces transporteurs de méthodes et de recettes d'art étaient donc aussi des instruments d'échange, mais primitifs, personnels et, d'ailleurs, jaloux de leurs secrets et tours de main. Ils gardaient arcane ce qu'une époque d'intense culture tend à répandre le plus possible et, peut-être, à trop répandre. Il y avait aussi une certaine vie intellectuelle dans les monastères. C'est à l'ombre des cloîtres que l'étude de l'antiquité a pu naître, la littérature et les langues, la civilisation des anciens être étudiée, préservée, cultivée, pendant quelques tristes siècles... (Longs applaudissements.)
(A suivre.)
PAUL VALÉRY
de l'Académie française.